2
Huy fut tiré de sa torpeur par les cris des bateliers qui larguaient les amarres. Il repoussa la couverture légère qui le protégeait et dirigea son regard vers la proue relevée qui virait lentement pour entrer dans le Fleuve. Là, un groupe d'hommes s'activait à enrouler les cordages lancés de la jetée. Au centre du bateau, juste au-dessous du pont arrière surélevé où se trouvait la cabine, une autre équipe, tirant sur les filins, hissait la voile carrée dans la mâture pour intercepter le vent du nord au souffle inépuisable. Huy se frotta la figure et s'étira pour chasser le sommeil. Il n'avait pas l'habitude de dormir sur un pont dur, avec en guise de couche la plus mince des nattes de lin.
À présent dégagé, le navire se balançait pesamment au milieu du courant, sa progression contrôlée par deux timoniers qui manœuvraient le grand gouvernail, à la poupe. La voile battit, hésitante, puis, au moment où l'étrave fendait le courant, s'enfla sous le vent avec l'assurance d'un muscle qui se contracte. Le léger grincement du bois s'accompagna soudain du clapotis insistant des vagues, et ils furent en route.
Huy abaissa le pan de cuir qui masquait l'entrée de la cabine et s'assit dans la pénombre. De l'autre côté du sol étroit, le coin où Amotjou avait dormi était déjà dégagé. Dans la maigre lumière d'avant l'aube qui filtrait par les fentes d'aération pratiquées dans les parois, il distingua la natte roulée et, au-dessus, suspendus à un crochet dans un sac en lin, les instruments de navigation d'Amotjou.
Il se pencha en arrière et effleura son propre sac en cuir, accroché à un crochet similaire, dans lequel il avait fini par entasser les affaires qu'il avait si longtemps négligé d'emballer. En définitive, cela lui avait pris un quart d'heure, pas plus, et à peine le double pour fermer sa maison et lui dire adieu. Cela faisait combien de temps, à présent ? Il souleva à nouveau le pan de cuir. Les ténèbres se dispersaient et une pâle lueur mauve commençait à poindre à l'Orient. Il aperçut de minuscules points de lumière nichés parmi les falaises du désert, encore enténébrées : les habitants allumaient le feu du matin sur les rives verdoyantes du Fleuve, dont le cours formait un long serpent à travers son pays. L'aurore viendrait dans une heure, peut-être ; le crépuscule tombait quand Amotjou avait crié son nom.
En parcourant le pont des yeux, il ne vit aucune trace de son vieil ami. Le cuisinier avait fait du feu en frottant un silex, et son marmiton remplissait d'eau et d'orge pilée un grand chaudron en cuivre, qui serait accroché au tripode pour faire cuire la bouillie. Le rougeoiement des flammes vacillantes illumina fugitivement le visage ensommeillé et maculé de graisse du cuisinier. Autour de lui l'activité des marins diminua progressivement, à mesure que le navire prenait sa vitesse de croisière. Tous les préparatifs avaient été menés dans l'atmosphère assourdie propre à ceux qui travaillent avant l'aube, coupée de temps à autre par des ordres ou des cris d'avertissement dont la force avait quelque chose d'incongru. Les autres déplacements sur le Fleuve dont Huy avait fait l'expérience, en des occasions rares et espacées, et pas depuis son arrivée dans la cité de l'Horizon, avaient eu lieu lors de visites officielles, sur des barques d'État. Il n'était jamais monté sur un navire marchand, et l'exaltation qu'il éprouvait l'emportait sur les objections prudentes qu'une autre partie de son cœur émettait lorsqu'il réfléchissait à la témérité dont il avait fait preuve en acceptant l'invitation d'Amotjou.
En dépit de tout le temps passé depuis la dernière fois qu'il l'avait entendue, Huy avait immédiatement reconnu la voix de son ami, et Amotjou lui semblait envoyé par un dieu, du moins un protecteur, ou peut-être son ka, pour le secourir au moment précis où il touchait le fond. Néanmoins, il avait eu peine à y croire.
« Oui ? avait-il répondu, en direction du bateau.
— Ne te souviens-tu pas de moi ? »
La voix exprimait l'enthousiasme, et peut-être même un léger soulagement. La haute silhouette en manteau de laine descendit de la proue d'un pas souple, Amotjou avait toujours eu des manières élégantes, et le rejoignit sur le quai en un instant.
« Cela fait bien six ans.
— Oui, depuis que je suis venu ici. »
Amotjou n'avait jamais quitté la capitale du Sud. La flotte de six barges qu'il avait héritée de son père y avait sa base ; elle faisait la navette sur le Fleuve, transportant des cargaisons variées entre le sud et le nord, mais quand elle allait vers le sud c'était toujours pour y charger de l'or et le convoyer en aval jusqu'au Delta, où il serait transféré sur des vaisseaux maritimes qui pratiquaient le cabotage. La barge depuis laquelle il avait hélé Huy était le navire amiral. Dans les rares occasions où Amotjou voyageait personnellement sur la flotte, c'était à bord du Splendeur d'Aton.
« Il a repris son ancien nom, dit Amotjou en souriant. Splendeur d'Amon. Il faut vivre avec son temps.
— Qu'est-ce qui t'amène par ici ?
— Une grosse cargaison. Un envoi important vers la capitale du Nord, alors que mon meilleur capitaine est tombé malade. L'essentiel est que si je n'étais pas venu, je ne t'aurais jamais rencontré. Que deviens-tu ? »
Ignorant dans quelle mesure il pouvait se fier à cet ami après une si longue séparation, Huy ne donna pas sur sa vie plus de détails que ne le recommandait la prudence. Mais il n'était pas possible – et pour autant qu'il le sût, pas nécessaire – de cacher qu'il était sans travail. Les yeux sombres et perçants d'Amotjou l'avaient déjà examiné de haut en bas, et son apparence minable parlait sans doute d'elle-même.
« Alors, que te reste-t-il à faire ici ? demanda Amotjou après l'avoir écouté.
— Pas grand-chose, dit Huy en haussant les épaules.
— Lorsqu'on est sans travail et sans famille, cet endroit me paraît réunir toutes les qualités pour qu'on le quitte.
— Je ne peux partir sans raison.
— Y a-t-il une chance que tu te rendes au nord ?
— Il n'est pas question que je retourne auprès d'Aahmès, répondit Huy, lisant dans ses pensées.
— Tu as certainement une bonne raison de partir. C'en est fini de cette ville. Dans un an, elle sera vide. Un an de plus et le désert l'aura reprise. Elle sera peuplée par les rats et les morts.
— C'est vrai. Pourtant, je ne saurais te dire combien d'espoirs nous avions fondés en elle.
— Ils se sont évanouis. Il faut tourner ailleurs ton regard. »
Huy ne pouvait nier le bien-fondé de ces arguments. Peut-être avait-il seulement eu besoin qu'un autre les lui dise. Les membres de la cour qui n'avaient pas déjà regagné leurs résidences longtemps abandonnées de la capitale du Sud, où Horemheb supervisait activement la reconstruction du palais, avaient accompagné Ay et le pharaon dans une visite d'État au vizir du Nord, nouvellement nommé. À leur retour vers le sud en été, ils feraient simplement escale à la cité de l'Horizon le temps de prendre à bord le Contrôleur de la ville. Celui-ci avait fini de sceller les tombeaux des grands pour les protéger des pillards jusqu'à ce qu'il fut possible de transporter les momies vers les nouvelles demeures préparées à leur intention dans la Grande Vallée du Couchant, sur la rive occidentale du Fleuve, en face de Thèbes.
« Tu as l'air d'avoir besoin de te laver, de te raser, de nourriture et de vin, d'une femme ou deux, et de travail, observa Amotjou. En ce qui concerne les quatre premiers, nous pourrons y remédier. Le travail, nous en discuterons. Quant au reste, cela dépend de toi. »
À la grande stupéfaction des bateliers voyant leur ancien partenaire de jeu – un bon à rien qui traînait sur les quais – bavarder familièrement avec un des plus puissants seigneurs du Fleuve, Amotjou avait passé un bras autour de lui et l'avait fait monter à bord. Dès qu'il eut posé le pied sur le pont, Huy sut qu'il voulait partir, s'en aller vers le sud sur ce bateau, et se mettre en quête des miettes que la chance daignerait lui jeter. Pour la première fois, en contemplant les lignes sombres et sans vie de la ville au crépuscule, il sentit que son avenir n'était plus là. Il s'était accroché à du vent – à moins de se faire pilleur de tombes. Et même s'il embrassait cette profession, pensa-t-il avec une ironie contenue, le butin serait meilleur au sud.
« Ici, c'est un travail de tout repos pour le Contrôleur de protéger les tombes contre les voleurs », dit-il en dégustant son premier verre de vin de Kharga.
Amotjou avait toujours dépensé son argent avec discernement, aussi n'était-il pas surpris de boire le meilleur cru.
« D'après ce que j'ai entendu, tous les pilleurs de tombes opèrent au sud, dans la Vallée, depuis qu'Akhenaton a transféré la cour.
— Peut-être devrais-tu venir juger par toi-même, se borna à répondre Amotjou, qui parut troublé.
— Il se pourrait que je le fasse un jour.
— Que ce jour soit proche. »
Huy perçut dans sa voix un empressement qu'il ne pouvait attribuer à l'amitié : après tout, Amotjou avait plus ou moins oublié son existence pendant six ans. Il s'enjoignit d'être plus indulgent. Ils avaient été l'un et l'autre occupés à bâtir leurs carrières respectives, dans des villes séparées par deux jours de traversée.
« Ces retrouvailles ne peuvent être le fruit du hasard, fit remarquer Amotjou plus tard. Pourquoi ne saisis-tu pas cette occasion de venir avec moi aujourd'hui ?
— Je ne suis pas homme à prendre des décisions rapides », répondit Huy, qui n'en sentit pas moins son pouls s'accélérer.
Deux jarres à vin de terre émaillée gisaient, vides, auprès d'eux. Ils étaient assis face à face, en tailleur, sur le pont arrière, le visage éclairé par les derniers feux de Rê qui glissait derrière les Collines des Morts.
« Ici, rien ne te retient ; tout t'invite à aller là-bas. »
Le cœur de Huy battit plus vite dans sa poitrine. Toute sa vie, les choses avaient été établies et sûres, sauf en ces derniers mois pareils à une errance dans le désert, et il était las. Une chance s'offrait à lui. Il la saisirait.
« Pourquoi pas ? » avait-il dit.
Il avait repoussé la proposition d'Amotjou d'envoyer des hommes rassembler ses affaires – des étrangers n'auraient pu repérer sa maison dans ce dédale de rues sombres. Son ami s'étonnant qu'il fût prêt à s'y rendre seul, Huy se souvint que lui-même n'avait pas totalement vaincu sa peur des fantômes tapis au-delà de la lueur du feu, ou des morts désincarnés. Ces malheureux, privés de statues commémoratives et dont les momies avaient été pourries par l'eau, ne possédaient plus de lieu de résidence et devaient en trouver un autre en arrachant le cœur d'un vivant pour le dévorer. Akhenaton avait rejeté ces croyances comme autant de balivernes concoctées par les prêtres, mais les traditions étaient plus anciennes que les pyramides, elles-mêmes millénaires. Huy avait accepté une escorte, bien que la partie rationnelle de son cœur lui dît que si Amotjou envoyait ces hommes avec lui, c'était surtout pour s'assurer qu'il ne se raviserait pas.
Ce départ rapide avait été salutaire, ne laissant place ni aux sentiments ni au regret. Qu'il fût accompagné par les bateliers l'avait également aidé, mais il ne serait pas revenu sur sa décision. Sa petite maison, froide et sombre, n'inspirait ni chaleur ni amour : elle aussi n'était plus qu'un fantôme. L'époque où il y avait vécu appartenait déjà depuis longtemps au passé. Il prit sa luxueuse sacoche en cuir de bœuf et y rangea ses trois derniers rouleaux de papyrus, dont il savait ne pas pouvoir se passer, ainsi que sa palette de scribe, les quelques lingots d'or qui lui restaient, et, non sans une certaine hésitation, la petite statue du dieu protecteur de la maison, Bes, dont Aahmès, les larmes aux yeux, lui avait fait promettre de ne jamais se séparer, lors de leur dernière rencontre.
Après avoir fermé la porte sur la cour, il lui tourna le dos. Il n'avait pas parcouru la maison une dernière fois. Il n'avait pas dit adieu aux endroits où il avait été heureux. Ce bonheur, comme le reste, n'était plus qu'un fantôme. Il repensa alors à la chaude compagnie qui l'attendait à bord, au dîner composé de canard rôti et de millet. La lune était déjà haute. Khonsou dans son char donnait au sable amoncelé contre les murs des édifices déserts l'éclat doux de l'argent. La main serrée sur l'Œil d'Horus accroché à son cou, qu'il n'avait jamais quitté en dépit de l'influence du nouvel Enseignement, Huy aspira à pleins poumons l'air velouté puis, accélérant le pas, se dirigea vers les minuscules lumières qui dessinaient les contours du navire.
Amotjou était de ceux à qui la vie sourit avec constance. Sa chance était si grande que de temps à autre il ne pouvait chasser l'idée inquiétante qu'il tentait le destin, et que le jour où la fortune l'abandonnerait viendrait probablement plus tôt qu'il ne le croyait. Ayant hérité de son père, outre sa flotte, un sens des affaires pondéré et un solide instinct de conservation, il s'était arrangé pour ne jamais prendre parti pendant les années troublées qui semblaient désormais toucher à leur terme. Les services que rendait son commerce étaient trop essentiels aux politiciens de tous bords pour qu'il risque grand-chose en refusant de se compromettre. Il lui avait suffi de faire montre d'une politesse inaltérable et de donner l'impression d'être charmant, mais insignifiant – et donc inoffensif. L'hérésie d'Aton semblant définitivement éradiquée et les anciens dieux ayant retrouvé leur place, il avait le sentiment de pouvoir abandonner ces faux-semblants et réintégrer l'arène politique. Mais son instinct lui disait de ne pas jeter le masque.
Il avait admirablement joué son rôle mais, comme il se l'avouait tristement, le plus prudent des hommes ne peut toujours éviter de se tordre la cheville sur une pierre. En l'occurrence, la pierre était une fille prénommée Moutnéfert. Une fille ? Une femme ! Une femme grande et mince, dont le père était venu du pays de Mitanni. Elle avait les pommettes hautes propres à cette race.
Il recréa son image et la dévêtit en pensée, apprécia le cuivre sombre de sa peau, ses longues jambes, ses fesses hautes, ses hanches étroites comme celles d'un garçon, contrastant avec ses seins, fermes et pleins. Elle avait les épaules larges, le dos musclé et les bras vigoureux, contrairement au corps languide des dames de la cour qu'il avait connues. Contrairement à leur usage, aussi, elle ne portait pas de perruque mais arborait ses cheveux naturels, qu'elle lavait et huilait légèrement pour les rendre brillants. Sa chevelure raide et douce n'était pas noire comme celle d'une Égyptienne de pure souche, mais d'un châtain intense. L'iris foncé de ses grands yeux, qui semblaient toujours renfermer un secret, en faisait ressortir le blanc avec plus d'éclat. Alors même qu'Amotjou caressait chaque détail par l'imagination, il savait qu'il ne pourrait renoncer à elle, qu'il ne pourrait abandonner le combat qu'il livrait pour la posséder entièrement. À cette idée, une ombre traversa son cœur. Comme si quelqu'un pouvait la posséder ! C'était elle qui choisissait. Et pour l'heure elle n'avait pas choisi de quitter son amant principal, le prêtre Rekhmirê, gardien du sanctuaire d'Osiris dans la capitale du Sud et directeur de la reconstruction du palais.
Si puissant qu'il fût, Amotjou ne disposait ni des relations ni des moyens de son rival plus âgé, qui s'était aguerri au long des années où l'ancien clergé, réduit à la clandestinité, avait été chassé vers les oasis, loin, bien loin au sud ou dans le désert, jusqu'aux côtes de la mer orientale. De retour au pouvoir, six mois avaient suffi aux disciples d'Amon pour insuffler une vie nouvelle à la capitale du Sud. Ils avaient à nouveau un pharaon et un général pour les soutenir – Horemheb était allé prier publiquement au sanctuaire d'Osiris sitôt revenu de la cité de l'Horizon. Amotjou remerciait son ka de ne pas être victime de la chasse livrée aux adorateurs d'Aton.
Dans quelle mesure Rekhmirê soupçonnait-il l'existence d'un rival ? Cela, Amotjou l'ignorait. Moutnéfert ne tolérait aucune discussion sur cette autre partie de sa vie. Mais il la savait discrète, ne fût-ce que par souci de sa propre sécurité, et en songeant à la passion qu'elle montrait dans leurs étreintes, il ne pouvait croire que cette femme-là ne valait pas la peine qu'on prît des risques pour elle.
Un mois plus tôt, il avait porté les offrandes de nourriture à la tombe de son père, vers la fin du jour, accompagné d'un seul serviteur. C'était une visite de dévotion, car il était assez riche pour employer à temps complet des prêtres funéraires chargés d'accomplir cette tâche. Mais il devait beaucoup à son père et ne pouvait être sûr que parfois le ba[11] du vieux Ramosé ne planait pas au-dessus de lui, réprobateur. Amotjou préférait donc se concilier le ka du vieil homme, plus puissant que le ba, et du moins incapable de quitter le tombeau.
Ce soir-là, cette partie de la Vallée était déserte malgré la fermeture récente de deux tombes toutes proches, où des gardes auraient dû être postés. Il y avait pourtant quelqu'un d'autre, car ils avaient entendu des chuchotements, vu l'éclat de torches reflété sur un rocher, et la petite avalanche de pierres et de poussière qui avait roulé non loin de là était trop forte pour être le fait d'un animal, même du chacal aux pieds légers. N'ayant qu'un serviteur à ses côtés, Amotjou avait décidé de ne pas aller se rendre compte par lui-même. Une fois revenu chez lui, il avait envoyé un homme rapporter l'incident aux Mézai, et donné ordre que provisoirement de nouveaux gardes fussent placés devant le tombeau de son père.
Le lendemain matin, en s'éveillant, il découvrit un spectacle qui fit frémir son cœur dans sa poitrine. Dans une cage de bois accrochée à la fenêtre de sa chambre vivait une mangouste dévoreuse d'œufs de crocodile, dont il avait fait son dieu personnel et qu'il vénérait depuis l'enfance. Le minuscule animal se tordait et tournait dans l'espace confiné de sa prison, avec un désarroi d'autant plus vif qu'à chacun de ses mouvements la cage oscillait dans les airs, lui faisant perdre l'équilibre sur le fond en osier.
La mangouste était saine et sauve, mais autour de son cou et de sa patte avant droite des bandes de lin rouge étaient nouées lâchement. Leur signification était claire. S'astreignant à respirer profondément et régulièrement pour repousser la peur et calmer les battements précipités de son cœur, Amotjou descendit la cage et, après avoir ôté les bandelettes de lin avec prudence – la dévotion ne protégeait pas des morsures –, emporta l'animal jusqu'au Fleuve où il lui rendit sa liberté, en prenant soin de n'être vu de personne. Puis il annonça à sa maisonnée qu'il partait le jour même et qu'il assurerait personnellement le commandement du Splendeur d'Amon.
Très peu de gens connaissaient l'identité de son dieu personnel, et la possibilité de lui porter atteinte par ce moyen. Si ses ennemis étaient assez puissants pour délivrer leur avertissement au cœur de sa propre maison, ils méritaient de la considération. Son instinct lui dictait de disparaître pour quelque temps, d'effectuer un repli stratégique. Quelle que fût l'inimitié qu'Amotjou s'était attirée, elle devrait être amenée au grand jour et combattue. Pas une fois l'idée ne lui vint de céder. Il avait décidé ce voyage sur le Fleuve pour se donner le temps de réfléchir, pour juger de quels amis il pouvait s'assurer le concours.
Ce n'était pas, en effet, un pur hasard s'il avait fait mouiller son navire dans le bassin de la cité de l'Horizon. Il n'avait pas oublié Huy. Dès leur enfance, à l'époque où ils partageaient le même tuteur, le père de Huy et le vieux Ramosé étant amis et leurs épouses étant sœurs, le petit scribe en herbe se plaisait à élucider des énigmes. D'après ce qu'Amotjou avait entendu, ce penchant n'avait pas disparu avec les années. Ses informateurs lui avaient appris que, tout à fait à son insu mais d'une manière bien caractéristique, Huy s'était fréquemment attiré les foudres de ses supérieurs en critiquant des décisions insuffisantes ou injustes. Ce n'avait été qu'en tirant les ficelles avec infiniment de doigté et de discernement qu'Amotjou avait pu sauver son ami de la sentence d'exil prononcée à son encontre, aussitôt après la mort du pharaon Sémenkhkarê.
Huy avait écouté les détails de l'histoire qu'Amotjou avait jugé bon de lui relater, tout en regardant défiler la rive occidentale du Fleuve, bande verte ponctuée de grappes minuscules de villages blancs et de palmiers. Il tourna la tête vers son ami. Il était midi, et ils étaient assis sous un dais au milieu du navire. Hormis les timoniers, les hommes d'équipage s'abritaient tant bien que mal du soleil dans les rares coins d'ombre. Le vent avait faibli, la voile pendait, maussade, et le navire progressait lentement à contre-courant.
« Qui t'en veut, selon toi ?
— Cela peut difficilement venir des pilleurs de tombes. Je ne pense même pas qu'ils aient remarqué notre présence.
— Cependant il doit y avoir un lien. As-tu vu quelqu'un d'autre entre le moment où tu es revenu de la Vallée et celui où tu t'es couché ?
— Non. »
Huy remarqua une brève hésitation dans la voix de son ami, et insista :
« Je vais présumer de notre longue amitié, mais… as-tu couché seul ?
— Oui.
— N'est-ce pas inhabituel ?
— Non. Ma femme et moi ne partageons plus la même couche ; elle dirige la maison, vérifie les comptes, elle est heureuse ainsi. Je ne ressens pas le besoin de prendre une concubine toutes les nuits. Et même si cela était, je l'aurais renvoyée dans ses appartements avant de dormir.
— Accorde-moi quelques instants de réflexion. »
Huy se tourna à nouveau vers le panorama offert par la rive qui passait lentement, car il ne voulait pas offenser son ami. Pour l'heure, ses réflexions ne concernaient que lui-même.
C'était là une occasion de travailler, et son cœur y aspirait comme une gazelle assoiffée dans le désert aspire à l'oasis. Néanmoins ce travail était étrange. Il voyait bien que l'affaire n'était pas du ressort des Mézai, dont les subalternes faisaient régner l'ordre dans les rues ou enquêtaient sur les attaques subies par les commerçants et les navires, mais dont les supérieurs étaient depuis toujours les instruments du pharaon et de l'État. Comme Amotjou le pensait et l'espérait, il était incapable de résister à l'attrait d'une énigme à résoudre, cependant il hésitait : où cela le mènerait-il ? Il plissa les yeux sous le soleil, et en profita pour jeter un coup d'œil furtif vers son ami, qui mélangeait l'eau et le vin. Amotjou avait son âge, mais les dieux l'avaient doté d'un corps élancé, ils lui avaient donné l'argent et le statut social, la sécurité et le pouvoir. Assis en tailleur dans son pagne immaculé, fait de laine et non de lin, il versait le bon vin de Kharga. Peu de rides déparaient son visage, le kohol autour de ses yeux était appliqué à la perfection. Il possédait ce bateau et cinq autres semblables, sur lesquels Huy aurait été reconnaissant d'avoir un simple poste. Son mariage, bien qu'apparemment mort, était au moins intact, et il voyait ses enfants. Il avait en outre cinq concubines, vingt domestiques et, dans sa flotte, d'innombrables esclaves et des artisans rémunérés. Il semblait être un homme que rien ne pouvait ébranler, et pourtant…
La veille, tandis qu'ils dînaient ensemble à bord, à la lumière du feu – Huy, qui n'avait pas fait pareil festin depuis des mois, sentait peser la viande de canard sur son estomac –, Amotjou lui avait dépeint un avenir enchanteur, mais vague. Pour aborder la véritable raison qui l'avait poussé à l'emmener si précipitamment avec lui, il avait attendu jusqu'au matin, quand le navire était déjà bien en chemin, quand il n'était plus possible de faire demi-tour.
Pourtant, tôt ou tard, il aurait bien fallu que Huy fasse quelque chose, il aurait bien fallu qu'il parte. Visiblement, Amotjou avait besoin de son aide ou le croyait, assez gravement pour s'assurer qu'il ne pourrait faire autrement que de la lui donner. Peut-être son ami était-il simplement l'instrument du destin, après tout. Il contempla les rayons du soleil éternel dansant sur l'onde, où scintilla le reflet métallique turquoise d'une libellule suspendant sa course.
Huy se frotta le ventre. Au moins, il mangerait bien pendant quelque temps s'il acceptait ce travail. Il savait déjà qu'Amotjou en avait dit assez pour l'appâter, et qu'il en avait bien plus à dire pour peu qu'on parvînt à l'en convaincre. Il se retourna vers lui.
« Qu'as-tu entendu raconter, à propos du nouveau roi ?
— Qu'il est notre seigneur, répondit Amotjou, déconcerté.
— Il est très jeune.
— Que veux-tu dire ?
— C'est un enfant. Quatre ans passeront avant qu'il ne règne. Alors, ceux qui seront en mesure de jouir de sa faveur s'en féliciteront.
— Je le répète, que veux-tu dire ?
— Que le temps est venu de construire.
— Qu'est-ce que cela a à voir avec la menace qui pèse sur ma vie ?
— Pour construire, il faut de l'argent. Parle-moi de Rekhmirê. »
Amotjou leur servit du vin. À bord, il aimait accomplir ces tâches lui-même.
« Est-ce que tu lis dans mon cœur ?
— Je voudrais seulement que tu me dises ce que tu as passé sous silence.
— Je t'ai dit tout ce que je sais », répliqua Amotjou.
Il s'était demandé s'il devait évoquer ses relations avec Moutnéfert. Il n'avait pas précisé qu'elle était la maîtresse de Rekhmirê, bien qu'il eût fait allusion à une rivalité entre le prêtre et lui.
« Non, c'est faux.
— Je…
— Si tu veux que je t'aide…
— Il est vrai que pour un homme qui, il y a six mois, ne possédait guère plus que sa réputation passée, Rekhmirê a bâti sa fortune avec une rapidité étonnante. Bien entendu, il s'est montré prudent ; il a accru progressivement son influence, de sorte qu'elle semble naturelle, mais quand même !
— Et que fait-il ?
— Des cadeaux aux gens, répondit Amotjou, dont le ressentiment perça dans la voix.
— Ce qui signifie qu'il achète les gens ?
— Ceux qui ont l'oreille d'Horemheb.
— Et du roi ?
— Le roi ! Il n'est pas encore ici ; il est dans la capitale du Nord. D'ailleurs, tu l'as dit toi-même, ce n'est qu'un enfant. Il agira comme Horemheb le lui dictera. »
La rancœur avait précipité les paroles sur ses lèvres ; ce n'était pas du tout ce qu'Amotjou avait prévu. Néanmoins, le besoin d'accorder sa confiance à quelqu'un le poussait à prendre Huy pour confident beaucoup plus vite qu'il n'en avait eu l'intention. Il se resservit du vin. La chaleur intense de l'après-midi traversait la tente de lin, tandis que Seqtet, la barque solaire, commençait à descendre vers l'ouest. Il ôta sa perruque et se passa la main sur le crâne avant de l'envelopper d'une écharpe lâche.
« Mais a-t-il besoin de cela ? insista Huy. C'est déjà un homme influent.
— Cette influence aussi, il l'a achetée.
— Il ne peut s'être fait une telle situation aussi vite. »
Amotjou ne pouvait en rester là ; il résolut de passer outre les appels à la prudence qui résonnaient au fond de son cœur et de mettre entièrement Huy dans la confidence. Celui-ci ne se servirait pas de ces informations pour rentrer en faveur. Leur amitié était trop ancienne.
« Allons, dit Huy d'un ton taquin. Je te connais ! Tu n'as jamais été capable de garder un secret bien longtemps.
— Je ne peux rien taire à ceux auxquels j'ai décidé de faire confiance, répondit Amotjou. Mais tu dois jurer par Horus de garder pour toi ce que je vais te révéler.
— Je ne puis jurer par les anciens dieux ; mais il me sera impossible de faire ce que tu attends de moi si tu ne me dévoiles pas tout ce que tu sais, et même tout ce que tu soupçonnes.
— Alors, je pense que la menace de mort est venue de Rekhmirê. S'il y avait le moindre moyen de le prouver, il ne l'aurait jamais envoyée. Mais le succès le rend très sûr de lui, et il lui reste peu de temps avant l'arrivée du pharaon dans la capitale du Sud. Le peuple attend sa venue, et Horemheb lui-même ne peut s'y opposer indéfiniment.
— Pour quelle raison le temps lui manquerait-il ?
— Tu es resté trop longtemps éloigné, fit remarquer Amotjou avec un geste d'impatience. Tu dois te préparer à de nombreux changements, maintenant que tu es revenu. Pendant une décennie la cité a connu la décadence. Après le départ de la cour, la loi a cessé de régner. Seuls les anciens prêtres qui n'ont pas quitté la ville ont conservé un semblant de pouvoir, dont ils se sont servis à leurs propres fins. La garde n'a plus assuré la surveillance de la Vallée. Les tombeaux des grands pharaons, regorgeant de richesses, sont demeurés sans protection, des mines d'or à portée de leurs mains.
— Tu veux dire que Rekhmirê…
— Je ne peux rien prouver. Évidemment, il existe des bandes formées d'ouvriers qui avaient percé les tombeaux. Ils en connaissent l'agencement, les passages secrets. Mais l'un des groupes se démarque des autres par sa façon d'opérer. Ses membres prennent peu, mais le plus précieux. Ils entreposent leur butin quelque part dans la Vallée et le font sûrement passer par le Fleuve. Mais le temps leur est compté. Horemheb est de retour, et il galvanise l'armée et les Mézai. Il veut restaurer les ancêtres dans leur dignité et ainsi rendre à la Terre Noire sa fierté d'antan. Les pilleurs de tombeaux qui se font prendre sont empalés sur la rive occidentale du Fleuve, où leurs corps finissent nettoyés par les oiseaux. Rekhmirê sera bientôt contraint de mettre fin à ses agissements, mais il manœuvrera au plus près du vent.
— En utilisant les trésors funéraires pour acheter son influence auprès d'Horemheb ! conclut Huy en souriant. C'est là un serpent plus dangereux qu'Apopis. Je pense que ce que tu me demandes dépasse mes compétences.
— Tu disposeras de toute l'aide dont tu auras besoin. Mais, bien entendu, tu ne résideras pas dans ma maison et tu travailleras seul. »
Huy se garda de dire qu'il préférait procéder ainsi. Il se rendait également compte que si l'enquête échouait, Amotjou ne le connaîtrait plus, et qu'à côté de la mort qu'il subirait, le supplice du pal paraîtrait doux.
« Donne un nom à ma tâche, dit-il enfin.
— Provoque la chute de Rekhmirê. »
Amotjou ne précisa pas ses raisons personnelles de souhaiter cette chute. Il suffisait que Huy vît en Rekhmirê un rival politique, et rien de plus. De même, il n'avait pas formulé son soupçon que la menace de mort n'avait pas tant pour origine la gêne causée aux pillards que la jalousie du prêtre envers Moutnéfert. Enfin, il avait caché à Huy qu'il était allé chez sa maîtresse la nuit de sa visite au tombeau paternel.
De son côté, Huy s'efforçait de vaincre sa fierté.
« Et donne un prix à ma tâche, dit-il.
— Si tu réussis, tu pourras en décider toi-même. »
Amotjou sourit et remplit de nouveau leurs verres. Échauffé par l'alcool, il se sentait déjà à mi-chemin du but.
Les sentiments de Huy étaient fort différents. Il pensait à ce qui se passerait le lendemain à la même heure, quand le Splendeur d'Amon accosterait dans la capitale du Sud. Il lui semblait que la main froide de Seth se refermait sur son cœur.